Emigrer pour s’en sortir

L'extrait de l'article© suivant, paru dans le journal vaudois «24heures» du 16 janvier 1998 est reproduit avec la permission de son auteur, InfoSud/Daniel Wermus.
Il apporte un peu de lumière sur certaines des raisons qui ont poussé nos ancêtres à émigrer...

En 1848, la Suisse était un pays sous-développé

Famines, surpopulation, malaria, aide humanitaire de la...Russie, piratage des inventions allemandes, bas salaires, travail des enfants, émigration massive ont marqué le développement de la Suisse. De quoi inspirer son rôle à jouer dans le monde de demain.

Au siècle dernier, la Suisse était un pays sous-développé, parfois affamé et mendiant l'aide de ses voisins. La Russie finançait des projets de développement : l'assèchement de nos marais. Le pays était ravagé par la malaria, la déforestation, les inondations.

Pour s'en sortir, les Helvètes pirataient sans vergogne les inventions des puissances industrielles, pour les concurrencer par des produits bon marchés, des bas salaires et un travail des enfants de 14 à 16 heures par jour. La corruption, le protectionnisme interne, la gabegie bureaucratique entre les cantons (13 «douanes» pour passer le Gothard !) ont freiné le développement jusqu'en 1848. Les ancêtres des gnomes de la finance refusaient de prêter aux paysans et aux artisans, ou pratiquaient des taux usuraires. Enfin, la misère et la démographie galopante ont provoqué une émigration massive jusqu'au premier quart du 20e siècle.

A l'occasion des 150 ans de notre État fédéral devenu le plus riche du monde, les organisations d'entraide publient un document hallucinant : «La Suisse, pays en développement 1798-1848-1998-2048 » (1). L'évolution helvétique a d'abord des points communs avec les PMA (pays les moins avancés) du Sahel : agriculture peu productive, manque de matières première, pas de débouché maritime, famines cycliques. Ensuite, le pays se mue en dragon «asiatique » et inonde les pays riches de ses textiles à bas prix.

Aujourd'hui, la Suisse devenue leader en services et en technologies de pointe saura-t-elle se rappeler de ses débuts douloureux ? Il ne s'agit pas, affirme la Communauté de travail Swissaid/Action de Carême/Pain pour le prochain/Helvetas/Caritas (CT), d'inciter les pays du Sud à copier nos recettes. Mais l'expérience du passé peut inspirer le projet de Fondation de solidarité. Et transformer la Suisse, aujourd'hui accusée de rapacité, en partenaire privilégié de dizaines de pays émergents du Sud ou de l'Est.

L'agriculture n'a jamais réussi à nourrir la Suisse. Au siècle dernier déjà, il fallait importer la moitié des céréales. Dans les campagnes surtout, la misère chronique frappait une personne sur dix. S'y ajoutaient des crises régulières : «Le foin et les herbes fraîches étaient pour beaucoup la nourriture quotidienne. Même une charogne putride ne décourageait pas les affamés. On les voyait fouiller par dizaines dans les rues et les ruelles, sur des tas de fumier dégoûtant, dans des égouts à ciel ouvert, et avaler goulûment des pelures de patates et de carottes en décomposition ».

Tel est le témoignage du pasteur saint-gallois Scheitlin, sur les ravages de la famine de 1817. Causée par le climat : une éruption à Java avait obscurci l'atmosphère planétaire et refroidi la température. Autre responsable, le marché mondial : la fin du blocus napoléonien provoqua dans toute l'Europe une crise économique, due à l'invasion de produits industriels anglais. La Suisse était victime de la mondialisation d'alors ! Son expérience devrait faire réfléchir ceux qui prônent aujourd'hui l'ouverture incontrôlée des marchés mondiaux, constate Yassine Fall, économiste sénégalaise.

La Suisse orientale, région sinistrée, reçut des dons d'Allemagne, de France, d'Italie, d'Angleterre. Le tsar Alexandre 1er offrit 100.000 roubles. La moitié fut investie dans un projet de développement : assécher la plaine de la Lindt et installer des paysans de montagne sur les terrains gagnés. L'autre moitié fut distribuée aux cantons affectés pour aide sociale. Mais en Thurgovie, l'argent disparut dans les caisses de l’État...

Autre aspects typiques du sous-développement : l'environnement était dévasté. La déforestation massive des pentes provoquait l'érosion et des inondations catastrophiques. Des cours d'eaux débordaient, formant des boues putrides, repaires d'insectes nuisibles. La malaria sévissait vers l'entrée des lacs, comme dans le bas-Valais. Les infrastructures étaient minables. En 1850, la Suisse n'a que 25km de voies ferrées, contre 5850km en Allemagne et 3000km en France. Le chantier en 1875 du tunnel du Gothard, fait penser aux méga-projets qu'on finance aujourd'hui dans le tiers monde (barrages, etc.) : capitaux étrangers, conditions de travail misérables, alcool, bordels, bagarres, morts (200 au total).

Émigrer pour s'en sortir...

Beaucoup d'Helvètes se trouvaient dans la situation d'un Tamoul, d'un Albanais ou d'un Marocain : famille trop nombreuse, assiette vide, pas de travail, horizon bouché. Et si on allait voir ailleurs ? Autrefois, le meilleur moyen consistait à s'engager comme mercenaire. Depuis 1859, c'est interdit. Alors, s'expatriant comme des réfugiés économiques, les Suisses fournissaient à l'étranger une main d'æuvre bon marché durement traitée.

En Russie, ils sont à l'origine du mot schwejtsar : portier. En 1856, la révolte des cueilleurs suisses de café à Sao Paulo montre le fossé entre le rêve d'eldorado et la triste condition des émigrés : ils avaient été engagés pour remplacer les esclaves.

Des vallées tessinoises furent entièrement dépeuplées par l'exode en Californie ou en Australie. Beaucoup de communes encourageaient les départs pour se débarrasser des cas sociaux. Des agences d'émigration sans scrupule se multipliaient, au point qu'une loi est venue en 1880 protéger les candidats contre les exploiteurs. (...)

© InfoSud/Daniel Wermus
(1) Brochure disponible au tél. +41-21-612.00.95